Bon. Ça faisait longtemps que je n'avais pas posté deux articles aussi rapidement à la suite, et encore plus longtemps que je n'avais pas rebondi sur une actualité... Mais il faut croire que cette vidéo sur laquelle je suis arrivé·e par hasard dans une story, au travail, aura réussi à réveiller la bonne vieille colère qui sait si bien animer mon clavier. Si la curiosité ne l'avait pas emporté, j'aurais pu laisser couler, mais je me doutais, rien qu'au titre, que j'allais grincer des dents, et bon sang, je n'ai pas été déçu·e.
Marie Lopez, plus connue sous le pseudonyme d'EnjoyPhoenix, dit en intro s'être beaucoup intéressée au sujet de la body positivity, avoir suivi les bails depuis un moment. Mais, durant 24 longues minutes où elle se répète beaucoup et reste très en surface des problématiques du mouvement body positive, on voit quand même que —surtout lorsqu'elle prétend faire l'historique de la body positivity— que ça n'a pas dépassé la recherche Wiki, ni son horizon Instagram, de si loin que ça.
Certes, il y a des points intéressants qui ont été soulevés, bien que maladroitement : la récupération du body positive par les personnes normées et les marques, ainsi que l'injonction sauce positivité toxique à s'aimer. J'y reviendrai aussi, tout en déconstruisant tout ce qui a été, si gauchement (mais clairement pas assez à gauche), amené par la youtubeuse. Pour y voir plus clair, je vous propose d'y aller point par point, histoire de me canaliser, sinon, on n'a pas le cul sorti des ronces tellement j'ai à dire...
Les origines du mouvement body positive remontent à bien avant les années 90
EnjoyPhoenix cite Elizabeth Scott et Connie Sobczak comme unique fondatrices du mouvement body positive en 1996. Mais c'est méchamment faire l'impasse sur le travail des activistes gros·ses qui ont milité sur la question de l'acceptation et du respect des corps gros dès les années 60 ! Notamment, Lew Louderback et son essai intitulé “Plus de gens devraient être gros” en 1967, fondement de la National Association to Advance Fat Acceptance (NAAFA), en 1969. Ou encore les "maxi sirènes" qui ont proposé des séances de piscine entre grosses dans les années 80 en Californie. Sans parler de tout ce qu'il s'est passé en France sur le sujet de la fat acceptance, par exemple le travail de l’association française Allegro Fortissimo, fondée en 1986 par la comédienne et autrice Anne Zamberlan —à qui l’on doit le terme “grossophobie” ! Pourquoi une telle précipitation après nous avoir dit que t'as bossé le sujet à fond, quand des millions de personnes te suivent ?
D'ailleurs, si le mot "grosse" a été utilisé, en précisant que c'est un "un fait et non une insulte" (on eût été opportun de simplement dire "adjectif", ou citer Gros n'est pas un gros mot de Daria Marx et Eva Perez-Bello) et que même "patriarcat" a été lâché... aucune trace du mot grossophobie, sur toute une vidéo qui parle du mouvement body positive et ses origines. Le ton est donné.
C'est au début des années 2010 que le mouvement body positive a gagné en visibilité grâce aux réseaux sociaux
Pour résumer l'historique qu'a fait EnjoyPhoenix du body positivisme, on passe des années 90 à nos jours, à l'ère des réseaux sociaux. Alors déjà, il s'est passé énormément de choses entre temps, notamment ce tout petit truc que l'on appelle la quatrième vague de féminisme, sachant que les enjeux body positive sont intrinsèquement féministes. Et ensuite, entre 2012-2014 — quand le mouvement body posi a vraiment commencé à prendre de l'ampleur sur internet puis la pop culture— et 2022... il s'est quand même écoulé une petite dizaine d'années très mouvementées. On n'est pas passé·e·s de "le body positive c'est trop cool" à "merde, ça a été récupéré et vidé de son sens par le capitalisme" en un claquement de doigts ! Encore des approximations, qui font qu'on passe à côté d'un propos qu'il aurait été réellement intéressant de développer.
Le mouvement body positive actuel n'est pas que pour les gros·ses, les cicatrices, l'acné et les vergetures
Dans sa définition du mouvement body positive, EnjoyPhoenix dit que c'est pour tous les corps que l'on pourrait considérer comme présentant des "défauts" par rapport à la norme. Alors oui, mais c'est super incomplet. La norme n'est pas juste mince et lisse, elle est aussi : blanche, valide, cisgenre, dyadique et éternellement jeune. Donc ne parler que de surpoids/obésité, de vergetures, de cicatrices et d'acné est extrêmement réducteur. Si ce mouvement, revendicatif et politique, a émergé grâce aux gros·ses qui en avaient marre de se faire violenter, il rapidement mué en quelque chose de très intersectionnel, concernant également les personnes racisées, les personnes handicapées et en situation de handicap, les personnes trans et intersexes, les personnes âgées, les personnes malades.
Pas étonnant, bien que très rageant, de voir que dans sa vidéo, la seule militante réellement mise en avant soit Julie Bourges (@douzefevrier). Certes, elle a beaucoup de choses à dire sur son rapport au corps en tant que grande brûlée et elle a fait, et continue de faire, beaucoup de bien en prenant la parole à ce sujet. C'est indéniable. Seulement, elle reste une femme cishétéro, blanche et mince. Les seules personnes hors de ce moule là que l'on voit apparaître à l'écran sont majoritairement issues de vidéos de stock gênantes, comme s'il était physiquement impossible de parler de Stéphanie Zwicky, Gaëlle Prudencio, Barbara Butch, David Venkatapen ou Yseult parmi les militant·e·s indispensables au body positive en France !
Allez, elle a quand même très brièvement énuméré Ashley Graham (vraiment l'une des plus minces des mannequins plus size, pourquoi ne pas mentionner Tess Holiday ?), Winnie Harlow et Lizzo. Mais quid de Jes Baker, de Lizzie Velasquez, de Gabi Fresh, de Matt Joseph Diaz, de Jessamyn Stanley, d'Harnaam Kaur, de Madeline Stuart, de Naomi Watanabe, d'Alok Vaid-Menon, de Sam Dylan Finch, de Gaby Odiele, de Stephanie Yeboah, de Megan Jayne Crabbe, de Baddie Winkle, d'Ady Del Valle ou d'Aaron Rose Philip ? (pour ne citer qu'elleux de cette merveilleuse constellation)
Désolé·e, mais impossible de voir ça comme de simples oublis, ni même comme de la précipitation. Il s'agit d'une méconnaissance flagrante du sujet... ou de beaucoup de mauvaise foi ? C'est quand même une gymnastique intellectuelle incroyable, ces absences, dans une vidéo qui prétend critiquer la manière dont les personnes normées ont volé le bodyposi aux moches et aux marginalisé·e·s.
Les « figures de proue » du mouvement body positive ne sont pas des influenceuses
Allez, là, je vais faire court pour que vous puissiez souffler deux secondes : EnjoyPhoenix ne cesse de parler "d'influenceuses" body positive, et c'est bien l'un des problèmes qu'elle prétendait vouloir dénoncer. La mouvement body positive, né de l'activisme anti-grossophobie puis renforcé par le féminisme intersectionnel, est éminemment POLITIQUE. On s'y bat contre des OPPRESSIONS SYSTÉMIQUES (vous savez, ces tous petits trucs que sont le racisme, les LGBTQIphobies, la grossophobie, le validisme, l'âgisme....). Ses porte paroles sont des MILITANT·E·S.
Le mouvement body positive est bien plus qu'apprendre à « s'aimer soi »
Le body positive c'est certes, en grande partie, déconstruire les injonctions faites aux corps et l'absurdité des normes qui leur sont imposées, et donc apprendre à se réconcilier avec soi-même après des années de d'auto-détestation causées par l'impossibilité de cocher tous les bons critères pour être un être humain digne de respirer. Mais c'est aussi apprendre à aimer les autres : poser sur elleux un regard exempt de ces filtres et se battre pour les DROITS de toustes au respect, à l'intégrité et à la paix ! Réduire le mouvement bodyposi au seul concept de self love est justement ce qui le transforme en une énième mode de développement personnel, assimilable par le capitalisme... qui se nourrit justement des normes (coucou, ceci est un énième rappel que l'industrie de la minceur pèse plusieurs milliards d'euros et que c'est normal, car plus de 90% des régimes échouent mais qu'on continue de nous en vendre de nouveaux à longueur d'année).
Le body positive « n'interdit » pas de changer son corps mais il est incompatible avec la culture du régime
Pour faire écho à la fin du paragraphe précédent, j'en viens à cette partie de notre mise au point qui n'est pas plaisante à entendre pour encore beaucoup. Non, certes, le bodyposi n'est pas censé être source de contre-injonctions et de contre-normes. Épilation, chirurgie esthétique, sous-vêtements sculptants etc ne sont pas incompatibles avec ce mouvement, car on survit comme on peut dans un milieu hostile. En revanche, on encourage les individus à faire leurs propres choix pour leur gain de paix en pleine connaissance de cause : s'épiler ou bien se faire faire un lifting n'est pas faillir, mais il est primordial de reconnaître que l'envie d'y recourir vient d'un système oppressif et non de "préférences personnelles". Il s'agit juste d'avoir conscience de ça. Cependant, la question de la perte de poids, c'est autre chose.
Le body positive descendant de pionnièr·e·s de la lutte contre la grossophobie, c'est incompatible avec toute forme de soutien à la culture du régime, même lorsqu'on la rebaptise "rééquilibrage alimentaire", "healthy" ou "détox". C'est justement en acceptant ces compromis qu'on s'est retrouvé dans la situation actuelle, et que les fitgirls se font du beurre sur le hashtag #bodypositive pour continuer de nous vendre du mal-être, habilement (mais pas assez) repackagé 👇
Personnes normées et mouvement body positive : un peu de nuance (et de décence) ?
Durant les premières secondes de cette vidéo, il y a une part de moi, naïve, qui pensait qu'on s'épargnerait au moins cet écueil-là... mais non : une fois de plus, une personne mince, blanche, valide, dans les canons de beauté, se plaint qu'elle n'est pas bienvenue dans le body positive — tout en critiquant le fait que des personnes normées se l'approprient, vraiment, je ne comprends pas la logique. Mais en tout cas, belle illustration du propos : quand les non-concerné·e·s se mêlent d'une lutte où leur place est celle d'alliée, au fond, elles la dévoient.
Personne ne dit que les personnes normées ne souffrent pas des injonctions au corps, car, surtout si on est femme ou perçu·e comme telle, on ne sera jamais assez sous le règne du patriarcat capitaliste. Ce que les personnes non-normées, notamment les gros·ses et les racisé·e·s, disent sur le mouvement qu'elles ont créé, c'est que c'est quasiment l'unique plateforme qui est par et pour elles, et qu'il est indécent que les personnes normées, à qui le tapis rouge est déroulé partout ailleurs, s'en emparent. Ce n'est pas parce que, après des années de lutte et de pédagogie, on voit un peu plus de mannequins et autres représentations moins standardisées (mais pas trop) à gauche et à droite que le paradigme s'est inversé, il faudrait voir à ne pas trop exagérer, hein, au bout d'un moment.
Nos messages vous parlent ? Ça vous fait du bien de nous voir ? Ça fait avancer votre réflection de nous écouter ? Mais tant mieux, c'est pour ça qu'on s'expose au harcèlement quotidien des réseaux sociaux ! Donc continuez de nous suivre et surtout de nous soutenir, d'amplifier nos paroles : en ça, vous êtes bienvenu·e·s dans le mouvement body positive. Mais pour en devenir les porte-paroles, c'est, et ça restera, un grand non.
Les « t'es courageuse-han » ne sont PAS des compliments
Une partie de la vidéo d'EnjoyPhoenix qui m'a vraiment énervé·e, c'est lorsqu'elle s'est plainte que sous les photos des meufs non-normées, il n'y aurait que des encouragements alors que sous celles des meufs normées-mais-complexées, rien de tel mais par contre des remarques désobligeantes. Alors déjà, j'aimerais avoir des chiffres pour une telle affirmation ?! Je ne peux pas parler pour toustes mes adelphes fat activistes, trans et non-binaires, mais personnellement, à chaque photo j'ai des trolls à gérer : des insultes, des moqueries. Certes, ce n'est pas visible car je supprime la majorité de ces commentaires et ne laisse que ceux où j'ai la répartie inspirée, ou parce que ça se passe en message privé. Mais quid des fréquents harcèlements que l'on subit quand on choisit de prendre la parole sur les espaces d'internet ? Des photos qu'Instagram ou Facebook nous supprime arbitrairement, alors que des photos similaires de personnes normées sont toujours en ligne ? T'es où dans ces moments-là pour t'indigner, Marie ?
Ensuite, vraiment, meuf... ne nous envie pas pour les "ohlala t'as trop de courage de te montrer comme ça, bravo", parce que ce ne sont PAS des compliments. C'est l'expression de grandes insécurités projetées sur nous par des personnes normées, la plupart du temps, parce que parfois, ces mêmes gens bien si intentionnés complètent leur propos par "moi je ne pourrais jamais" ou "j'en mourrais", hein. Donc pour les bonnes vibes, on repassera. D'expérience, certain·e·s personnes privilégiées laissent ce type de réactions comme leur BA de l'année, mais ne remettent absolument pas leurs biais grossophobes à elles... Et on en a marre, tellement marre, d'être leur inspiration porn (j'en ai déjà parlé ici, aussi). On voudrait juste pouvoir vivre en paix, comme tout le monde, et pas qu'on nous "félicite" de survivre depuis une tour d'ivoire, sans la moindre intention de démanteler ce système qui nous fait toustes souffrir. La glorification de la résilience à notre endroit est une douleur. Et puis, tu les veux aussi les violences médicales, les discriminations à l'emploi, l'inaccessibilité de l'espace public et l'isolement affectif qui vont avec nos diverses monstruosités, ou juste les "compliments" ? Cette chouinerie était particulièrement insupportable à subir.
Body neutrality VS body positivity : oui pour la continuité, non pour la définition !
EnjoyPhoenix conclut sa vidéo en disant que le concept de body neutrality, ou neutralité corporelle, lui convient finalement mieux, face à la positivité toxique charriée par le mouvement body positive tel qu'il a été récupéré (critique 100% légitime). Seulement, elle décrit la body neutrality avec beaucoup d'approximation, là encore, et surtout, des informations erronées. En gros, elle place la différence entre ces deux mouvances, étroitement liées, dans le fait que la body neutrality lui permet d'avoir de mauvais jours et de ne pas se sentir au top à chaque seconde. Sauf que ça, ça fait justement partie du mouvement body positive, de base. C'est avoir bien mal suivi les propos des différent·e·s activistes bodyposi qui, depuis des années, se livrent quant à cette difficulté, l'analysent, rassurent leur communauté, et parlent énormément de santé mentale en lien avec ça, justement ! La body neutrality, qui est un positionnement que je respecte et encourage autant que la body positivity, c'est se fixer comme "objectif" d'avoir une relation neutre à son corps : ni enthousiasme excessif, ni détestation profonde. Et c'est aussi remettre en question la question du self love qui a fini par prendre toute la place avec la récupération du body positive par les personnes normés et le capitalisme.
Pour moi, body positive et body neutral sont simplement deux versants de la même montagne à gravir, car oui, changer la relation que l'on a appris à entretenir avec soi-même dans un environnement qui nous encourage à nous haïr est un combat quotidien. Les deux ont pour but, très simple : la libération de tous les corps ! (d'ailleurs, de nombreuxes activistes fat positive, racisé·e·s, handi·e·s et LGBTQI ont investi les hashtags #fatliberation et #bodyliberation depuis longtemps, si jamais vous voulez éviter les espaces pollués par la récupération, vous pouvez vous y rendre)
Le mouvement body positive est RADICAL. En visant cette libération des corps, il faut bien comprendre qu'y adhérer c'est : soutenir le droit à l'avortement, les femmes voilées et les travailleureuses du sexe, s'engager pour l'interdiction des mutilations imposées aux personnes intersexes, l'émancipation des personnes handicapées face à des politiques infantilisantes et les transitions libres et gratuites pour les personnes trans et non-binaires, remettre en cause ses biais âgistes et être actifves dans la lutte contre le racisme !
Voilà, merci à celleux qui sont arrivé·e·s jusqu'ici, c'était long, j'en conviens, mais il me semblait urgent de remettre les "i" de body positivity et neutrality après ces 24 minutes de vidéo si mal employées malgré ses bonnes intentions (de celles dont l'enfer est résolument pavé).
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Si le format vidéo vous convient mieux : en deux fois moins de temps qu'EnjoyPhoenix et dans un format infiniment moins ringard que la note de blog sur laquelle vous vous trouvez, ma chère Elawan en parle encore mieux... parce qu'elle est directement concernée, et politisée (d'ailleurs, c'est la créatrice des hashtags #plusde70kgetsereine et #plusde100kgetsereine, bref, ABONNEZ-VOUS)
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